Francis Tilman
Article paru dans Traces de changement, n°237.
Alors que le débat fait rage à propos de la forme et des orientations que prendra le tronc commun polytechnique, on entend peu de propositions à propos de l’avenir de la formation professionnelle. En voici.
Les réflexions qui suivent reposent sur trois postulats. Le premier est celui d’une structure de l’enseignement secondaire remodelée. Un enseignement du fondement s’étend sur dix ans, de six à seize ans. Les raisonnements restent valables si cet enseignement s’étalait seulement sur neuf ans. Après celui-ci, l’enseignement secondaire offre pour son degré supérieur, soit une orientation générale préparant aux études supérieures, soit une orientation appliquée préparant à un métier1.
Le deuxième postulat est que l’école du fondement est efficace. En en sortant, tous les jeunes disposent d’un bon niveau intellectuel, culturel et technologique.
Le troisième postulat est d’accepter de penser la formation professionnelle en dehors de la forme scolaire (découpage disciplinaire, grilles horaires fixes, groupe-classe rigide…), moule dans lequel toutes les réformes du qualifiant se sont enfermées. Les dispositifs sont au service des finalités et non l’inverse.
L’orientation appliquée du dernier degré de l’enseignement obligatoire a pour finalité première une formation professionnelle accélérée. L’expérience du Forem et de Bruxelles Formation montre que de nombreuses qualifications correspondant à des professions réelles peuvent s’acquérir en vingt ou trente semaines. Aujourd’hui, une année scolaire de cours en compte une quarantaine. Le troisième degré du secondaire pourrait donc offrir quatre-vingts semaines pour atteindre ses objectifs qui, il est vrai, ne sont pas exclusivement ceux de la qualification. De plus, rien, si ce n’est la tradition, n’oblige à accorder autant de congés scolaires.
Quelle formation professionnelle ?
À quelle profession préparer ? Deux conceptions s’affrontent. La première est celle des tenants d’une conception étroite de la formation professionnelle. Selon celle-ci, il faut préparer à l’exercice direct du métier, donc à l’acquisition des compétences (savoir-faire, savoirs associés et savoir-être) requises pour l’exercer. C’est cette conception qui inspire aujourd’hui les programmes de qualification à l’école, prolongement direct des travaux du Service francophone des métiers et qualifications (SFMQ).
Une autre conception s’appuie sur des réalités économiques. Elle prend acte de ce que la majorité des travailleurs n’exercent pas le métier pour lequel ils ont été formés, ainsi que sur le fait que tout travailleur changera plusieurs fois de profession au cours de sa vie active. Même s’il reste dans la même entreprise ou dans le même secteur, il devra changer de métier à la suite des innovations technologiques et des réorganisations du travail qui les accompagnent. En conséquence, ces observateurs préconisent l’apprentissage d’une culture technique et généraliste plutôt que des savoir-faire pointus.
Je défends une troisième voie qui combine des éléments des deux positions. Une culture technique généraliste est difficile à définir. Comment déterminer les compétences transversales à tous les métiers ? La chose semble possible si on dégage des matrices culturelles professionnelles auxquelles se rattachent les différents métiers, des familles de métier en quelque sorte. C’est pour ces matrices que l’on tente de dégager des compétences transversales appartenant à une même culture technologique. On dégage ces compétences en s’interrogeant sur le contenu de ce qu’est l’intelligence du métier : capacité de diagnostic, formalisation du savoir de l’action, analogie des savoir-faire et savoir analyse…
Il y a travailleur et travailleur
On peut identifier trois grandes figures de travailleur. Il y a l’opérateur-technicien réfléchi, anciennement l’ouvrier technicien industriel. Cette matrice n’est pas seulement valable pour les emplois industriels, mais aussi pour les professions du tertiaire administratif. Une autre figure archétypale est celle de l’ouvrier artisan. La troisième matrice est celle du professionnel du service aux personnes2.
Par ailleurs, la maitrise professionnelle est toujours contextualisée. On n’est pas un pro dans tous les domaines. De plus, pour s’investir dans une formation professionnelle, l’apprenti doit se construire une identité de travailleur et celle-ci est reliée à un métier concret. La formation professionnelle visera donc l’apprentissage d’un métier réel. Mais celle-ci servira aussi de point d’appui pour acquérir des compétences transversales dont on apprendra le transfert à d’autres contextes professionnels. Rappelons que des nombreux savoirs, comme des savoir-faire cognitifs mobilisés dans une pratique professionnelle, ont une dimension transversale intrinsèque qu’il faut découvrir.
La didactique à pratiquer pour la formation professionnelle est celle de l’alternance. Le problème de l’alternance est celui de la division du travail de formation entre l’entreprise et le centre de formation (l’école). Sur la base d’un référentiel d’emploi (identification des tâches), les savoir-faire s’apprennent pour l’essentiel au travail tandis que le savoir de l’action3 se formalise et se développe à l’école, en même temps que s’entrainent les compétences transversales et que se pratique le transfert.
L’orientation appliquée de l’enseignement obligatoire a encore une autre mission : elle doit former un travailleur critique. Si l’école du fondement vise à former un citoyen lucide et responsable, capable d’agir et de prendre des responsabilités, seul et en groupe, la formation professionnelle, sous son volet citoyen, doit former un travailleur capable d’analyser sa réalité professionnelle et d’intervenir. En gros, il doit disposer d’informations minimales en droit du travail, de repères de l’histoire sociale des travailleurs, comprendre la logique technologique de l’entreprise et les stratégies de management et pouvoir les mobiliser dans des analyses de sa réalité professionnelle. L’application de ces savoirs s’appuie sur les savoir agir du citoyen, précédemment acquis dans l’enseignement du fondement et appliqués ici au monde de la production.
Dernier volet du contenu de la formation à assurer dans l’orientation appliquée de l’enseignement secondaire, la formation citoyenne qui prolonge celle de l’enseignement du fondement. Il s’agit d’un enseignement pluridisciplinaire entrainant à comprendre la société.
Alterner l’alternance
La pondération temporelle entre ces trois finalités doit être pensée, je le répète, en dehors de la forme scolaire actuelle. L’organisation du temps et de l’espace doit dépendre des conditions requises par les démarches qui sont exigées par ces finalités. De même, les cours n’ont plus rien à voir avec un découpage disciplinaire. Ils sont d’une autre nature que ceux de l’école technique et professionnelle d’aujourd’hui4.
Concrètement l’organisation de la formation pourrait être la suivante. La formation professionnelle, en entreprise réelle ou en entreprise d’entrainement pédagogique, occupe la majeure partie du temps et se déroule à temps plein, sur une assez longue durée. Elle est ponctuée de séances d’atelier pour l’apprentissage systématique d’habiletés et de procédures. Tout ne peut pas s’apprendre directement dans l’activité de production. Des séminaires collectifs hebdomadaires dans lesquels on fait le point sur l’évolution des apprentissages sont organisés. L’apprenant a alors un statut d’apprenti.
Le savoir technique et le travail sur les compétences transversales, en lien avec le métier, s’acquièrent en centre de formation par demi-journées. Le contenu est déterminé par le l’objet du savoir de l’action et non par discipline ou branche.
En alternance avec la formation technique, la formation citoyenne s’appuie sur des projets et des thématiques interdisciplinaires, avec des moments d’approfondissements systématiques, dans des demi-journées. Durant cette période en centre de formation, l’apprenant à un statut de lycéen. z
1 Une année supplémentaire propédeutique peut être organisée pour les élèves de l’orientation appliquée qui souhaitent néanmoins, après avoir appris un métier, poursuivre des études supérieures.
2 Un exposé du contenu de ces matrices dans F. Tilman et D. Grootaers, La mutation de l’école secondaire, Couleur livres, 2011.
3 Le savoir de l’action est celui qui permet d’agir efficacement au-delà des habiletés : formalisation des procédures, maitrise générale des logiciels, terminologies spécifiques, connaissance des caractéristiques des matériaux, connaissances liées à l’implantation de ce type de production…
4 Un développement de ces idées dans le chapitre 8 du livre référencé en note 2.