Francis Tilman
Article paru initialement dans Traces de changements, n°230
Quelle pourrait être le contenu d’une éducation technologique dans le tronc commun ? Je préfère parler d’éducation technologique plutôt que de formation polytechnique. Ce terme est généralement utilisé, abusivement selon moi, pour parler d’un enseignement intégral c’est-à-dire pas seulement centré sur le logico-mathématique et sur les langues mais visant l’ensemble des « intelligences multiples » du jeune (spatiale, émotionnelle, artistique, kinesthésique, …). Je veux parler ici de la formation à la compréhension et à l’usage des techniques.
Durant le tronc commun, il est possible de poursuivre trois grandes finalités éducatives concernant la technique : former l’utilisateur intelligent et efficace, le citoyen lucide et critique, le concepteur efficace.
Former l’utilisateur
L’utilisateur intelligent et efficace maîtrise les compétences dont il a besoin pour se servir pleinement des machines « domestiques » et peut les mettre au service de ses intentions. Dans des systèmes technologiques ouverts, comme un ordinateur ou un smartphone, par exemple, il ne suffit pas de connaître des procédures pour en exploiter les potentialités. Pour maîtriser vraiment l’outil, il faut le comprendre, c’est-à-dire disposer d’un modèle de sa logique et de son mode de fonctionnement. Il faut aussi connaître ses principales caractéristiques matérielles et techniques qui déterminent son utilisation, connaître la logique des logiciels qu’il utilise, savoir lire et comprendre son mode d’emploi, se donner une représentation des manipulations dangereuses (et le pourquoi), mettre au point un programme d’entretien, etc.
Ces compétences cognitives renvoient à des compétences transversales générales (modélisation, recherche documentaire, solution par essais et erreurs, …) qui trouvent ici un terrain d’application par l’étude d’une machine particulière.
Il n’est pas envisageable de réaliser cet apprentissage sur toutes les machines susceptibles d’être utilisées dans la vie courante. Il est cependant possible de viser la construction d’attitudes générales pour un usage intelligent de cet arsenal technologique par la pratique du transfert et de la métacognition. Quelle est la nature du savoir et de la réflexion que j’ai mobilisés pour maîtriser cette machine ? Puis-je les caractériser ? Quels seraient les propriétés d’un usage intelligent de tel autre outil ? Quels types d’attitudes générales devant les machines ai-je développées ? Voilà quelques questions qui peuvent guider une formation au transfert et à la métacognition[1].
Ce qui est dit ici de l’usage privé des machines est également vrai pour l’opérateur utilisant des machines dans un cadre professionnel. Dès lors, si l’on veut comprendre une des dimensions de la réalité du travail, en l’occurrence le savoir-faire professionnel, il est possible d’enquêter sur l’exercice de l’un ou l’autre métier en appliquant à l’usage professionnel, les grilles construites pour l’usage domestique (que faut-il maîtriser pour faire fonctionner efficacement et intelligemment cette machine ?). Voilà une manière ingénieuse de comprendre des métiers sans pour autant rentrer dans une formation professionnelle au sens strict, qui n’a pas sa place dans le tronc commun.
Former le citoyen usager
La deuxième finalité est celle du citoyen lucide et critique. Former le citoyen lucide, c’est permettre à chacun de « penser » les techniques. Penser les techniques, c’est d’abord les considérer comme système de production : pourquoi et dans quels contextes les produit-on ? Comment les produit-on ? Qui les produit ?
Penser les techniques, c’est aussi les considérer comme un système de consommation : qui les achètent ? Par quels mécanismes de marché sont-elles diffusées ? Quels profits retirent les vendeurs de technique ?
Enfin, penser les techniques c’est les voir comme un système d’utilisation. Que représentent ces objets assez particuliers pour ceux qui les achètent ? Que cherchent ces derniers en les acquérant ? Comment les utilisent-ils ? Quelles transformations des modes de vie sont entrainées par l’adoption de certaines techniques ? Quelles conséquences matérielles et écologiques ces usages induisent-ils ? …
Ce qui est visé ici c’est de faire comprendre que les techniques et leur emploi constituent une économie, une organisation sociale et une culture (une forme de civilisation).
Il reste à développer la dimension du citoyen critique comme acteur social, celui qui peut réagir aux constats inacceptables qu’il établit. C’est une compétence transversale, la compétence citoyenne, qui peut être également poursuivies dans d’autres disciplines de la formation sociale, mais qui trouve dans la dimension économico-sociale des technologies, un point de départ précieux. Quels sont les mouvements sociaux qui se mobilisent autour de l’implantation et du développement de telle ou telle technologie ? Pourquoi ces acteurs sociaux se mobilisent-ils ? Quels sont leurs arguments ? Quelles sont leurs stratégies ? Etc.
Former le concepteur
La troisième finalité éducative d’une éducation technologique est la formation du concepteur efficace. Ce dernier est un individu capable de concevoir et de porter un projet technique, d’imaginer et de réaliser des instruments techniques. Il s’agit de comprendre la technique en étant soi-même un fabricant de machine. C’est une manière de voir le monde comme une réalité à transformer. Mais c’est surtout développer l’intelligence technique en comprenant ce qu’est un problème technique (différent d’un problème scientifique, par exemple), comment raisonne un créateur d’objet technique, en utilisant quels types de savoirs, en dépassant comment les difficultés et les contraintes rencontrées. C’est une forme de développement de l’intelligence en générale qui se réalise en exerçant des compétences transversales (tâtonnement expérimental, recherche documentaire, modélisation, esprit critique, …) grâce à la résolution de problèmes matériels et à la créativité. Ce qui distingue ici cette démarche constructiviste d’une démarche du même type dans une autre discipline, comme en science ou en histoire, par exemple, c’est qu’il ne faut pas trouver une explication (une théorie) abstraite pour expliquer des faits mais arriver à un résultat matériel : il faut que cela marche.
Dans un cadre scolaire, les objets techniques à réaliser ne peuvent être que modestes. Mais les réalisations doivent cependant être de vraies machines même si elles s’apparentent à des modèles réduits, comme des programmes de pilotage de mini-automates, des clignotants pour vélo, le lancement d’une fusée, un système de freinage pour une planche à roulettes, un système d’épuration des eaux, une production d’électricité utilisant l’eau ou le vent, etc.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’artisanat au sens strict, concevoir et réaliser des machine est l’occasion de se coltiner et avec les savoir-faire que la fabrication matériel rigoureuse exige. Le jeune découvre et expérimente ainsi le travail manuel en réalisant une activité qui a du sens. Il peut ainsi découvrir et développer son « intelligence kinesthésique », sa dextérité et son adresse manuelles. Je pense que l’activité du concepteur efficace et, d’une manière plus générale, la conduite de projets matériels qui peuvent être menés dans d’autres cours, sont non seulement des occasions pour le jeune de pratiquer le travail manuel mais aussi de réfléchir aux conditions de son exercice, à son organisation et à ses exigences. Une telle réflexion modélisée à partir de cette expérience peut également être transférée à des stages d’observation en entreprise.
Ce que l’éducation technologique n’est pas
Pour moi, la découverte du monde du travail ne constitue pas à proprement parler l’objet de l’éducation technologique. Il s’agit d’un objectif différent même s’il est complémentaire à cette dernière. Cette découverte s’acquiert par des stages d’observation ou d’immersion qui, cependant, pour être rentables pédagogiquement, doivent être l’occasion d’une réflexion. Celle-ci peut s’appuyer entre autres, on l’a vu, sur des grilles de lecture construites aux cours des démarches d’éducation technologique. Mais elles ne seront pas les seules car la dimension de l’organisation du travail et des conditions du travail échappent à l’approche technique. Il est pourtant indispensable de la comprendre dans une découverte de la réalité du travail productif. On fera appel alors aux cours de formation sociale pour les construire.
Enfin, l’éducation technologique n’est pas une dimension de la maturation vocationnelle qui aide le jeune à connaître et choisir un métier. Il s’agit-là encore d’un objectif spécifique qui doit être poursuivi avec des méthodes spécifiques. L’éducation technologique peut cependant contribuer à permettre aux élèves de prendre conscience de leurs représentations à l’égard de la technique (valorisation, dévalorisation), de l’intelligence pratique (celle qui résout des problèmes) et de leurs aptitudes à manipuler la matière.[2]
Les idées exposées ici sont développées dans un texte repris dans l’onglet Articles
[1] Une didactique du transfert chez Fourez G. (dir.), Des compétences négligées par l’école. Les raconter pour les enseigner, Chronique Sociale/Couleur Livres, 2006 et Des compétences pour la vie. Des modules pour les enseigner, Chronique Sociale/Couleur Livres, 2007.
[2] Un développement de ces idées chez Tilman F., Quelle éducation technologique pour le tronc commun ?, in La Revue Nouvelle, avril-mai 2014, p. 76-81, disponible sur http://www.legrainasbl.org/images/PDF/articles/tilman_tronc_commun_rn.pdf